NP1- LE MOT « TECHNOLOGIE »

LE MOT « TECHNOLOGIE »

(et autres définitions : in fine)

(lettre à Mme Jacqueline de ROMILLY membre de l’Académie Française)

 

Paris, 28 juin 1997

 

Madame,

 

Je me permets de réagir à l’article que vous avez publié dans un supplément du Figaro Magazine sous le titre “ÉLOGE DU MOT JUSTE”.

 

Ma réaction ne porte évidemment pas sur le fond du problème que vous évoquez et que je dénonce moi-même devant les étudiants auxquels je m’adresse. Vous dénoncez le pédantisme; je dénonce aussi, et surtout, le manque de rigueur de plus en plus généralisé dans l’emploi des mots, sous l’influence, je pense, d’une télévision où, faute de temps, on traite les sujets de façon superficielle en utilisant une langue qui ne peut alors, elle aussi, n’être qu’approximative.

 

Par exemple, si les étudiants ne confondent pas “innovation” et “invention”, il faut les mettre en garde de ne pas utiliser le premier mot sans précaution (comme le font en général les politiques et, bien sûr, les journalistes).

Ainsi, à propos de la création d’emplois, on ne peut pas utiliser l’expression “politique d’innovation”, pour parler des mesures générales prises ou à prendre pour favoriser “l’innovation”, comme si le mot “innovation” ne couvrait qu’une seule réalité, ce qui est bien évidemment inexact:

- les “innovations” qui portent sur les procédés, et ont pour objet de réduire le coût des produits existants, entraînent souvent des suppressions d’emploi

- les “innovations” qui créent de nouveaux produits et de nouveaux marchés ont un effet inverse!

Sans parler du fait que le développement des unes et des autres relèvent de logiques, donc, éventuellement, de “mesures générales, totalement différentes.

De même, “l’innovation” au sens où l’entend un consommateur, confronté pour la première fois à un nouveau produit, doit être distinguée de “l’innovation” au sens où l’entend une entreprise à propos d’un produit qu’elle réalise et vend pour la première fois. Si ce produit a déjà été fabriqué et mis sur le marché par d’autres, pour le consommateur il ne sera plus une innovation, même s’il le reste pour cette entreprise.

 

Il est évidemment dommage que notre langue ne nous offre pas toujours la variété de mots nécessaires et que les dictionnaires n’indiquent pas toujours les précautions qui s’imposent dans l’emploi de certains d’entre eux. Mais le plus regrettable est surtout le manque de rigueur dans le maniement de notre langue. C’est pourquoi je pense justifié qu’un auteur précise le sens qu’il donne aux mots qu’il emploie s’il y a risque d’ambiguïté,... ce que j’ai fait moi-même à propos du mot “technologie” comme je l’expose ci-après.

 

J’en viens donc à l’objet de cette lettre. Si j’approuve entièrement votre article, je me permets d’être beaucoup plus réservé au sujet de l’allongement des mots, lorsque vous vous dites “effrayée”, pour reprendre votre expression, qu’ “on ne parle plus de la technique mais de la technologie”.

 

M’adressant à un Maître en emploi de la langue, mes réserves, dues en particulier, à ma qualité de scientifique sont évidemment prudentes et respectueuses. Mais je suis un scientifique d’une espèce en voie de disparition, qui a fait toutes ses humanités (6 années de latin et 3 de grec); c’est pourquoi je m’efforce à une certaine rigueur dans l’usage que je fais de la langue, non seulement par fidélité aux enseignements reçus, mais aussi, plus concrètement, pour donner à mes propos, la pertinence et la cohérence qui conviennent.

 

Or, justement, parce que tel l’exige le thème central de mes réflexions, j’utilise, de façon permanente, et délibéré, les mots “technologie” (“la” ou “une”) ”et “technologies” (« les »), ainsi que l’adjectif “technologique”, parce que, avec la communauté intellectuelle à laquelle j’appartiens, nous avons, faute de mieux, un besoin impératif de ce mot “technologie” en complément au mot “technique”. Nous n’avons donc le sentiment ni d’être pédants, ni d’avoir un penchant pour l’enflure abusive des mots, ni d’utiliser un jargon que certains qualifient de “franglais”, ignorant qu’un débat sur les différences entre “technique” et “technologie” est ouvert depuis le milieu du XVII ème siècle.

 

En effet, si en 1630, l’Encyclopédia de J.H Alsted définit la technologie comme étant “le discours sur la classification des disciplines”, dès 1670 on trouve dans la Glossographia de Bount que la “technology” est “the description of crafts, arts, or workmanship”, puis, en 1728, chez C. Wolff, qu’elle est la “scienta artium et opereum artis”, c’est à dire une connaissance scientifique des métiers, du travail manufacturier....Nous sommes loin d’un “franglais moderne”, et je prends bien acte, d’ailleurs, que ce n’est pas là l’objet de votre critique; par contre, c’est celle dont se fait l’écho, en introduction à son article “technologie”, l’Encyclopédie Universalis de 95-96, article qui donne par ailleurs ces indications historiques dont j’ai fait état plus haut, et aussi bien d’autres fort savantes, ... ce qui est pour le moins contradictoire!

 

Toujours est-il que je m’étais interrogé, en 1982, bien des années avant d’avoir pris connaissance de l’ article de l’Encyclopédie Universalis, sur le sens exact des mots “essentiels” que j’allais utiliser dans mon premier livre “L’Excellence Technologique”.

 

J’ai consulté les dictionnaires usuels et constaté que leurs définitions, si elles sont très respectueuses des racines du mot “technologie”(« techniké » et « logos »: l’étude des techniques), ne correspondent en rien à l’usage courant, et non abusif, des milieux industriels .

 

Il est regrettable qu’aucun ne propose une définition qui corresponde à cet usage, déjà ancien, et, non sans raison, très répandu de nos jours, au besoin “sous réserve” au cas où l’Académie Française qui “dit la langue”, comme d’autres “disent le droit”, ne se serait pas encore prononcée, ce qui est, je crois, le cas.

 

Quant à l’Encyclopédie Universalis elle ne propose rien qui soit exploitable par ceux qui on le souci du “mot juste”. On peut cependant y lire, caché dans de longs développements que: “la technologie n’est rien de moins que la technique de l’usage calculé des techniques” (c’est moi qui souligne le mot “usage” car il est essentiel ici).

 

Je me suis donc résolu, comme vous le montreront les pages jointes, à introduire mon livre par une réflexion sur les mots “technique” et “technologie” et à faire preuve d’une certaine outrecuidance en proposant une définition, dont les deux principes, actuellement admis par la plupart des praticiens qui ont à en connaître, sont les suivants:

 

- une technologie est le résultat de la mise en oeuvre d’une technique, et plus généralement de connaissances largement partagées; elle est spécifique à celui qui réalise cette mise en oeuvre, elle n’existe pas “per se” à la différence de la “technique” à laquelle elle se réfère;

 

- le mot s’applique à tous les domaines d’activités professionnels et pas seulement à ceux du chercheur et de l’ingénieur (tekhné, ou tekhniké: le métier)

 

La racine “logo”, qui signifie “discours, langage”, peut, me semble-t-il, être ici considérée dans le sens de “dire appliqué”.

 

En définitive, la définition générale de “la technologie” que je me suis donnée est la suivante:

 

LA TECHNOLOGIE EST L’ART DE METTRE EN OEUVRE, DANS UN CONTEXTE LOCAL ET POUR UN BUT PRECIS, TOUTES LES SCIENCES, TECHNIQUES, REGLES GÉNÉRALES, QUI ENTRENT AUSSI BIEN DANS LA CONCEPTION DES PRODUITS (métier du chercheur),QUE DANS LES PROCÉDÉS DE FABRICATION (métier de l’ingénieur), LA COMMERCIALISATION (métier du vendeur), LES MÉTHODES DE GESTION (métier de l’administrateur), ETC...

 

Cette définition permet, par analogie, de compléter celles habituellement données pour le mot “’INNOVATION”, celle-ci étant aussi “L’ART DE METTRE EN OEUVRE, DANS DES CONDITIONS NOUVELLES, DANS UN CONTEXTE LOCAL ...etc.....”. Une conséquence pratique importante pour nous: “l’innovation” n’est pas seulement le fruit d’une recherche; l’adoption par une entreprise, sous quelque forme que ce soit, d’une connaissance, nouvelle pour elle, constitue, pour elle, une innovation. De façon générale, cette définition permet de lever toutes les ambiguïtés signalées au début de ces propos.

 

Enfin, cette définition générale rend totalement impropre l’expression “transfert de technologies”. Il en ressort qu’on ne peut transférer que des techniques, à la condition, nécessaire, d’y inclure cette technique particulière, dont nous parle l’Encyclopédie Universalis, la technique de l’usage des techniques”, qui permet d’aider le receveur à créer ses propres technologies, appropriées à son contexte local.

.

 

D’ailleurs, cette différence entre “technique “et “technologie” nous est imposée par les faits. Tous les boulangers du monde utilisent, et ont probablement toujours fait appel à la même “technique” de panification. Mais le boulanger d’aujourd’hui n’utilise pas les mêmes “technologies” (modes de cuisson par exemple) que ses prédécesseurs du début de notre ère. Et de nos jours, l’artisan et la grande industrie n’utilisent pas non plus les mêmes technologies. Ni le français et l’américain…

 

Plus généralement, dans une industrie et à une époque données, la plupart des entreprises font appel aux mêmes techniques, qu’on peut enseigner dans les écoles (techniques de laminage, du moteur à explosion,...); mais elles obtiennent des résultats différents (coûts, performances,..) parce que leurs “technologies” de mise en oeuvre, parfois couvertes par le secret, sont différentes et leur sont propres. Ces différenciations “technologiques” sont, d’ailleurs, une des sources importantes de la compétition.

 

La portée de la définition proposée n’échappe à personne . « Technologie » est le MOT JUSTE pour exprimer l’ensemble des concepts qu’il implique

 

Ceci dit, les frontières entre les mots restent parfois incertaines car une “technologie” très largement utilisée finit peut-être par devoir être élevée au rang de “technique”. Mais cette incertitude ne règne-t-elle pas aussi entre les mots science, science appliquée, technique? Elle n’empêche pas la rigueur, simplement elle rend parfois plus délicate son exercice.

 

J’espère, Madame, que vous excuserez cette “réaction” un peu longue. Mais elle concerne une question tout à fait fondamentale pour nous.

 

Je suis convaincu que votre critique sur l’emploi du mot “technologie” en lieu et place du mot “technique” ne vient pas à l’encontre de ce qui précède. Mais le rapprochement que vous faite avec d’autres exemples me laisse perplexe. En effet, je crois que, dans la très grande majorité des cas, l’emploi du mot “technologie” est, plus ou moins consciemment, approprié car il y est fait, en général, appel à propos de questions aussi concrètes que l’emploi, la productivité, les nouveaux produits, l’innovation, le développement économique...., donc à propos de la “mise en oeuvre de techniques”, et bien rarement à propos de questions aussi générales que, par exemple, ce qui fait l’objet d’un ouvrage fameux, fondamental, et sans cesse enrichi, “Les techniques de l’ingénieur”.

 

J’espère aussi que ces réflexions pourront modestement contribuer aux réflexions qu’engagera l’Académie Française pour nous dire, un jour prochain, ce que, eu égard à l’usage, il faut appeler “la technologie” et “les technologies”, la “technique “et “les techniques”, bref de prendre une position moderne dans le vieux débat ouvert au XVII ème siècle, position qui, à ma connaissance, n’a pas encore été prise. ...

 

... Ou clairement rendue publique, comme dans le cas du mot “management” qui, en dépit de la décision prise par l’Académie de l’introduire dans son dictionnaire, fait encore l’objet de discussions stériles avec les pouvoirs publics qui ne semblent pas en avoir eu connaissance. Sous prétexte de défense de la langue française, qui veulent ignorer que la racine du mot management est française (la main), ces prétendus lettrés qui n’ont guère lu Démosthène, ou Tacite, ne veulent connaître que le mot “gestion”, se référant probablement au seul exemple donné par certains dictionnaires : “un sous-officier “gère” le mess des officiers”. Pauvres entreprises....

 

Je vous remercie, Madame., de l’attention que vous porterez à ces propos auquel, vous l’avez compris, je suis très attaché, car du sens exact donné à ce genre de mot dépend de nombreux développements.

 

 

 

Mme de Romilly a eu la gentillesse de me faire savoir, 1 semaine plus tard, être dans l’ensemble, d’accord avec moi, et ne manquera pas de faire part de ces réflexions lors des «  prochains » travaux de l’Académie ( qui sont loin d’en être à la lettre T…….)

 

AUTRES DÉFINITIONS COMMENTÉES:

voir « ENCYCLOPÉDIE DE LA GESTION ET DU MANAGEMENT (Dalloz 1999)

Notre contribution :

— Evaluation des Technologies (p.338)

— Portefeuille de Technologies (p.924,5)

— Inventaire des Ressources Technologies (p.1101)

— Management des Ressources Technologiques (p.1101 à1106)

— Transfert de Technologies (p.1227,8)